dimanche 12 février 2012

Chucho Mucho !



Dés que Chucho Valdes & the Afrocuban messengers débutent leur premier morceau, une évidence se fait jour : c’est incontestablement de la salsa dans le plus pur esprit, mais il s’agit aussi et surtout de jazz. L’écriture musicale est ciselée, les arrangements sont fluides. Dés les premières minutes nous sommes submergés par la puissance qu’envoie la formation. Au delà de la virtuosité éclatante de chaque musicien, au delà de leur présence scénique, c’est une osmose musicale qui prend corps devant nous et qui grandira jusqu’à la fin, ira crescendo dans une sublimation du jazz dans la salsa, de la salsa dans le jazz. Il devient alors impossible de dissocier l’un de l’autre. Il s’agit simplement de goûter la musique de cet homme à la sensibilité multiple et profonde. A mesure que je l’écoute, un doute étrange et irrationnel s’empare de moi : si le jazz était né de la salsa ? Si la salsa était née du jazz ? Alors nul besoin de rechercher des antériorités et des filiations, il suffirait de débusquer les musiciens qui ont compris l’essence. Je parle ici de l’esprit diabolique, la salsa et son feu, le jazz et son esprit, qui se consument ensemble dans un déhanchement sulfureux.

La virtuosité pianistique est légèrement huilée, caressante. Comme un phrasé qui aurait pris l’accent brésilien. La douzaine de notes à la mesure glissent toutes seules, sans que j’aie l’impression d’écouter Xenakis. Les arrangements ont cette capacité à faire jongler le phrasé avec le swing. A faire alterner chorus et reprises dans un crescendo pimenté. Sur un solo de saxo puis de trompette d’une puissance qui laisse pantois, deux mots me viennent à l’esprit : subtilité et puissance. A vrai dire il n’y a pas de demi mesure : soit une composition balance, soit pas. En l’occurrence çà balance grave ! Et toujours salsa. Et toujours jazz. Nous nous régalons d’un caviar d’enchaînements, une direction d’orchestre précise et souple, une main de fer dans un gant de velours. Nous faisons l’expérience de la force subtile d’un géant sensible. Capable de faire une transition entre une polyrythmie cubaine et un rock binaire avec douceur et fermeté. Est-ce cela la maestria ? Le public est conquis, chacun arbore un sourire au coin des lèvres, partie émergente du frisson qui lui parcourt le dos.

Nous devinons chez les musiciens cette attitude, cette façon de se mouvoir, ce charisme de ceux qui touchent à l’essentiel. Juan Carlos Rojas Castro à la batterie, Lázaro Rivero Alarcón à la basse, Yaroldy Abreu Robles  aux percus, Carlos Miyares Hernández au sax ténor, Reynaldo Melián Alvarez à la trompette, Dreiser Durruthy Bombalé aux tambours batá et Mayra Caridad Valdés aux chœurs, tous participent de cet enchantement.

Savez-vous ce qu’est un concert en somme ? C’est le lieu où des musiciens, passeurs, chamans – appelez-les comme vous voudrez – révèlent une musique, potion, magie – appelez-là comme vous voudrez – à une assemblée subjuguée, ravie, sciée – au  choix. D’ailleurs j’arrête de prendre des notes sur mon calepin, je profite de chacune de ces secondes intensément. La prochaine fois, allez vous-même au concert !

Vous l’aurez compris, cette soirée fut un grand moment. Ceux qui l’ont vécu partagent entre eux un trésor blotti au fond du cœur, qui mêle magie introspective et joie de l’échange. Comme un secret entre nous, dans vingt ans nous pourrions nous retrouver par hasard et nous reconnaître « tu te souviens du concert de Chucho…. »

Après le dernier morceau, notre homme se lève pour saluer le public. Mon voisin s’exclame surpris « c’est un géant ! ». Je crois qu’il parle de sa taille qui est effectivement imposante. Mais il exprime aussi à son insu l’inconscient collectif du public à ce moment donné, le sentiment de chacun ce soir là : c’est un Géant.