Autant
vous le dire de suite, j’aime la musique d’Avishai Cohen. Je suis devenu accro
à ses mesures multiples. Comme çà, sans m’en rendre compte. Car bien sûr au
début je n’avais pas réalisé. J’avais juste été happé par cette sorte de décalage,
ces accélérations qu’il me semblait percevoir. Comme des hoquets dans le tempo,
qui rendent fou dès qu’on les accroche à l’oreille. Quelque chose de nouveau,
de jamais entendu auparavant. La section d’hier soir, quasi exclusivement
rythmique, permettait cet exploit, le jeu de piano de Omri Mor étant éminemment
puissant dans cet emploi. Amir Bresler quant à lui tenait la batterie. Ces deux
jeunes musiciens qui entourent Avishai depuis l’an dernier sont absolument
époustouflants. Une virtuosité prodigieuse toujours enrobée d’émotion. Une
vélocité effrayante. Mais surtout une capacité à improviser des brakes
vertigineux et millimétrés.
Effectivement Avishai compose suivant une suite de
mesures complexes, loin du traditionnel 4/4. Les musiciens vous diront que
c’est difficile à jouer. Pourtant aucun effort visible sur scène hier soir,
aucun labeur. Seulement un homme et sa contrebasse qui dansent le tango
ensemble. Qui dansent et font presque l’amour. De cette jouissance exulte un
chapelet d’accords, un jet d’envolées lyriques et extatiques. Ensuite frottées,
les cordes n’en restent pas moins sensuelles. Le rapport de l’homme à son
instrument s’emprunte de tendresse. Chaque morceau est construit suivant une
progression alternée de manques, d’attentes, de contretemps qui attisent le
désir. Dans une sorte d’anti-thèse de la monotonie. Dans un nouveau phrasé.
Cette
cadence désaxée est appuyée par une harmonie non moins déséquilibrée. Usant de
gammes orientales, le trio nous laisse constamment en tension, ne résolvant
l’équation qu’à la toute fin de la partition. Inutile de vous décrire l’état de
nerf dans lequel le public se trouvait hier soir à mesure que le set avançait.
Une nervosité joyeuse, tonique, racine d’une profonde envie de danser. Sur
scène, les trois furieux font exploser le jazz. Jamais les limites de la
rythmique et les cadres de la pulsation n’avaient été provoqués à ce point,
repoussés aussi violemment, aussi brillamment. Nous vivons certainement les
prémices d’une révolution peut-être aussi déflagrante que le bop fut à
l’époque.
Les
6000 personnes présentes exultent. Si plus aucune frontière ne semble tenir,
qu’est la musique ? Hier soir, c’était une explosion cosmique, une beauté
dévastatrice, un point d’orgue dans l’histoire du jazz. « The best place
we’ve ever been » confiait Avishai à son public, tout en communion. A
preuve les quatre rappels et la fougue d’un trio qui aurait pu en consentir des
dizaines, jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à épuisement, si la régie n’avait stoppé
cet élan.
La
cerise sur le gâteau, c’est la beauté de la personne derrière l’artiste. Nous
rappelant ses origines Israéliennes, Avishai enchaîne sur un morceau composé
par un ami Libanais, un hymne à la tolérance. Présent au chant sur une bonne
moitié des compositions, il confirme un talent vocal, une voix belle et
engagée, en anglais, en espagnol ou en hébreux.
C’est
à ces multiples faisceaux que l’on peut considérer le concert d’hier comme
mythique. Il entrera dans la mythologie du jazz au même titre que le Köhn concert
ou le Jazz at Massey Hall. Quand le piano européen tempéré parvient à sonner
libanais, il ne faut plus chercher du côté des instruments mais des hommes. Ces
hommes passeurs, transformés le temps d’un concert en démiurges, voleurs du feu
sacré pour nous le transmettre. Ou encore, selon les termes d’Avishai pour
reconnaître le talent de ses musiciens : des « fucking
bastards ! »
Willy J
Théâtre
Antique de Vienne
Dimanche 8
juillet 2012
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