samedi 14 juillet 2012

Mythique Avishai



Autant vous le dire de suite, j’aime la musique d’Avishai Cohen. Je suis devenu accro à ses mesures multiples. Comme çà, sans m’en rendre compte. Car bien sûr au début je n’avais pas réalisé. J’avais juste été happé par cette sorte de décalage, ces accélérations qu’il me semblait percevoir. Comme des hoquets dans le tempo, qui rendent fou dès qu’on les accroche à l’oreille. Quelque chose de nouveau, de jamais entendu auparavant. La section d’hier soir, quasi exclusivement rythmique, permettait cet exploit, le jeu de piano de Omri Mor étant éminemment puissant dans cet emploi. Amir Bresler quant à lui tenait la batterie. Ces deux jeunes musiciens qui entourent Avishai depuis l’an dernier sont absolument époustouflants. Une virtuosité prodigieuse toujours enrobée d’émotion. Une vélocité effrayante. Mais surtout une capacité à improviser des brakes vertigineux et millimétrés.
 
            Effectivement Avishai compose suivant une suite de mesures complexes, loin du traditionnel 4/4. Les musiciens vous diront que c’est difficile à jouer. Pourtant aucun effort visible sur scène hier soir, aucun labeur. Seulement un homme et sa contrebasse qui dansent le tango ensemble. Qui dansent et font presque l’amour. De cette jouissance exulte un chapelet d’accords, un jet d’envolées lyriques et extatiques. Ensuite frottées, les cordes n’en restent pas moins sensuelles. Le rapport de l’homme à son instrument s’emprunte de tendresse. Chaque morceau est construit suivant une progression alternée de manques, d’attentes, de contretemps qui attisent le désir. Dans une sorte d’anti-thèse de la monotonie. Dans un nouveau phrasé.

Cette cadence désaxée est appuyée par une harmonie non moins déséquilibrée. Usant de gammes orientales, le trio nous laisse constamment en tension, ne résolvant l’équation qu’à la toute fin de la partition. Inutile de vous décrire l’état de nerf dans lequel le public se trouvait hier soir à mesure que le set avançait. Une nervosité joyeuse, tonique, racine d’une profonde envie de danser. Sur scène, les trois furieux font exploser le jazz. Jamais les limites de la rythmique et les cadres de la pulsation n’avaient été provoqués à ce point, repoussés aussi violemment, aussi brillamment. Nous vivons certainement les prémices d’une révolution peut-être aussi déflagrante que le bop fut à l’époque.
 
Les 6000 personnes présentes exultent. Si plus aucune frontière ne semble tenir, qu’est la musique ? Hier soir, c’était une explosion cosmique, une beauté dévastatrice, un point d’orgue dans l’histoire du jazz. « The best place we’ve ever been » confiait Avishai à son public, tout en communion. A preuve les quatre rappels et la fougue d’un trio qui aurait pu en consentir des dizaines, jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à épuisement, si la régie n’avait stoppé cet élan.

La cerise sur le gâteau, c’est la beauté de la personne derrière l’artiste. Nous rappelant ses origines Israéliennes, Avishai enchaîne sur un morceau composé par un ami Libanais, un hymne à la tolérance. Présent au chant sur une bonne moitié des compositions, il confirme un talent vocal, une voix belle et engagée, en anglais, en espagnol ou en hébreux.

C’est à ces multiples faisceaux que l’on peut considérer le concert d’hier comme mythique. Il entrera dans la mythologie du jazz au même titre que le Köhn concert ou le Jazz at Massey Hall. Quand le piano européen tempéré parvient à sonner libanais, il ne faut plus chercher du côté des instruments mais des hommes. Ces hommes passeurs, transformés le temps d’un concert en démiurges, voleurs du feu sacré pour nous le transmettre. Ou encore, selon les termes d’Avishai pour reconnaître le talent de ses musiciens : des « fucking bastards ! »



Willy J 

Théâtre Antique de Vienne
Dimanche 8 juillet 2012

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