Il y a des soirées magiques comme çà.
J’étais parti pour aller voir un film au ciné. Il ne reste
plus qu’une personne devant moi à la caisse quand on annonce que la séance est
complète. Il est vingt heures, rue de la République. Je
pianote sur mon Android et je tombe sur une annonce de soirée Jazz à St Paul. C’est
pas très loin de chez moi, mais çà commence à vingt et une heure trente. Sur
place, le piano électrique est déjà dressé. Seul. Préfigurant la scène
invisible où va s’animer le bœuf.
L’énergie est bonne. Je sirote une Guiness jusqu’à vingt et
une heure quinze. Quand soudain un grand gaillard rentre dans le bar, la
démarche fluide, la joie profonde sur le visage. Suivi d’un autre plus âgé,
suivi du contrebassiste – difficile de se tromper. Sans y prendre garde le trio
est déjà installé, la batterie à deux mètres, le piano au fond et la
contrebasse qui manque d’éclater trois spots du plafond bas. On a l’impression
qu’ils font chauffer les instruments, qu’ils s’accordent, mais en fait non.
Subrepticement le jeu s’installe déjà, léger, irrésistible. Comme si de rien
n’était. D’ailleurs les conversations n’ont pas cessé dans la salle, les verres
trinquent. Mais moi j’ai été capté par cette énergie qui s’échange entre
Sangoma et Kirk. Des petits sourires furtifs d’écoliers qui viennent de faire
le mur. Et déjà un rythme grandit, aérien, diabolique. Tranquillement il s’amplifie.
Les trois compères se laissent guider par le chapelet de notes que les Dieux
leur envoient. Alors tout s’emballe. Le morceau de bœuf collé au fond de l’assiette,
la moutarde sèche et le gratin déconfit. Car ce que notre âme se voit offrir,
c’est le festin en grand, la régalade du cœur et des oreilles, les orteils qui
démangent. Nous sommes tous des gamins surexcités qui viennent de faire le mur.
Nous sommes de l’autre côté, dans le jardin d’Eden où le temps est suspendu.
Les arabesques des pochtrons de service – fous des Rois – jokers enjazzés,
ajoutent au surréalisme de la scène. Un incube a pris possession du pianiste.
Il est épileptique au ralenti, ses jambes et ses lèvres s’agitent dans un chant
hypnotique et muet que seul son phrasé exorcise. Le batteur voit tout et se
délecte des affres de son pote. Ensorcelé lui aussi. Un ange passe et repasse
et se repaît.
A vingt deux heure trente la pendule ordonne l’arrêt
immédiat des festivités. Je rends grâce, je remercie pour cet instant de pure
magie. Merci pour le set. Bravo. Bravo. Encore. J’aurais voulu que çà dure
éternellement mais je tiens aussi à la santé de Kirk « lilu » Lightsey,
déjà soixante-dix balais – de sorcières – au compteur. Une Guiness plus loin,
histoire de noyer ma frustration et de célébrer ma gratitude, je suis pris
d’une hallucination. Sangoma est assis derrière sa batterie, il prend ses
baguettes. Un deuxième set ! Ceux qui ne sont pas partis se considèrent
comme les élus. Il y a un destin. Nous l’accomplissons, tempo débridé, danse,
hanche, swing ! Les mots s’effacent. Le temps que dure la communion.
Sangoma absout « lilu » et délivre Kirk
dégoulinant de sueur, épuisé, vidé. Merci. Les mains caleuses et chaudes encore
des baguettes. L’accolade cœur à cœur, enfin délivré du piano.
« what is the sense of living if you don’t live your life ? » Tu
as raison je t’offre un verre. “What would you like to drink ? ” Garçon, une
vodka pour Kirk chéri. Un
jeune batteur émerveillé qui fut du trip lui adresse hypnotiquement “et Chet
Baker aussi t’as joué avec ? » « yes
I played with him – et Dexter Gordon ? – yes I played with him – et Al
Jarreau ? – yes – et Lateef ? – yes, yes – and – yes – and so on and so on. L’admiration et la gratitude. Et la
vodka. Et les petites femmes. Pianoter sur leur corps. “ This is the real thing !”. Quelques
vodkas plus loin, la pendule a abdiqué. Jazzmen un – temps zéro. On peut
rentrer maintenant, contents d’avoir gagné le match. Le plein de bonheur pour
un bail. Hurry up Kirk, the cab is getting away !
Les étoiles n’ont jamais été aussi brillantes.
25 février 2011 - Apostrophe Café
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire